En observant les environnements marins, formes du vivant et des corps, je stimule ce que l’écrivain Romain Rolland a défini comme « le sentiment océanique ». Un sentiment de lien primordial et indissoluble avec l’Univers et, plus particulièrement avec l’immensité de la mer, que nos corps – formés dans le liquide amniotique – ont gardé en mémoire. Ainsi s’explique cette attirance mystérieuse qui me ramène irrémédiablement vers là où tout a commencé.
Alice Gauthier
C’est une peinture fondée sur le plaisir de la perception visuelle, sur l’attente et l’attention qui sont données à l’apparition d’une image. Si la signature de l’œuvre est celle d’une artiste, les voix qui la parcourent sont multiples et autres que la sienne. La coexistence de techniques et de gestes pluriels traduit l’intervention de plusieurs moments et de plusieurs expressions : huile, aquarelle, aplats, transparences, matière déposée au doigt, reliefs donnés à la peinture par grattage, estompage, frottage. Un travail collaboratif, en somme, avec tous ces moi qui ne sont pas moi. Pour convoquer une image, l’artiste ne fait « que » donner les formes où s’expriment ces âmes étrangères. Ces formes sont leur instrument et les âmes s’en emparent comme bon leur semble. La peinture, comme le mot, n’est qu’un véhicule : un texte peut être lu ou interprété d’infinies façons par un comédien et par un autre. C’est précisément l’exemple du comédien qui inspire Alice Gauthier pour sa peinture. Née dans le milieu du théâtre, elle note que le comédien peut avoir une présence forte sans avoir besoin de parler ou de bouger. Le seul fait d’être-là suffit pour qu’on le remarque. Chose que l’artiste transpose à ses figures au repos : elles dorment ou elles posent. Leur présence s’étale et s’étend, et c’est tout. Il n’y a pas d’exégèse à formuler, de symbolique à chercher, d’un au-delà à comprendre. Tout se passe dans cette peinture-peu, où quelques corps circulent comme des paramécies à l’intérieur d’une bulle. En effet, le contour de leur peau n’est pas assez ferme pour les isoler du monde extérieur. Elles sont plutôt enveloppées d’une membrane semi-poreuse, qui les rend légères, et leur permet d’être traversées par les éléments et les êtres. Parfois, elles sont elles-mêmes soumises à une représentation aspective et synthétique qui multiplie les points de vue sur leurs différents états. Et il en va de même pour les icebergs ou les montagnes, motifs récurrents dans ces dessins, qui constituent des forces imposantes bien que silencieuses et immobiles que l’artiste peint, elles aussi, comme des âmes qui vibrent et respirent. La poésie peut donc se loger dans autre chose que dans les mots et la peinture est médiatrice de choses invisibles : elle tente de saisir cette énergie qui ne retombe pas, comme un mouvement de balançoire arrêtée dans les airs. « La tête hors de l’eau », « Sans vous, elle peut voler » : les titres indiquent très clairement un rapport à la pesanteur, à la flottaison, à ce qui est en suspension ou sur le point de chuter ou de s’élever. Et dans cette recherche d’équilibre, des dynamiques se mettent en place : les peintures de baigneuses sont bleues ou rouges, comme des opposées. Il parait que le feu absorbe alors que l’eau engloutit. En tous les cas, il s’agit de ce qui réduit à néant ou emporte au loin. Ou alors il s’agit de réduire à presque rien pour emporter au loin. La peinture d’Alice Gauthier arrête, dans une surface plane et délimitée, - donc a priori statique et sans profondeur -, le fugace et le lointain. Ici, la spiritualité est arrimée à la plasticité de la matière. Oui, finalement, c’est peut-être ça qui est en jeu : le fait de suspendre. Suspendre les figures, la matière et le jugement. L’éloignement est donc gage de présence, de même que l’effacement ou le recouvrement de la peinture indique la puissance qu’a celle-ci à émerger. Un poète n’a pas besoin de beaucoup de mots pour ouvrir un monde, pense Alice Gauthier. Un comédien, on l’a vu, n’a pas besoin de jouer pour être là. Peut-être est-t-il besoin de peu de peinture pour dire quelque chose, et ce n’est pas parce que la peinture est silencieuse qu’elle nous contraint au silence.
Elora Weill-Engerer
Critique d'art - Curatrice indépendante - Membre de l'AICA, du C-E-A et de Contemporaines
Les images que produit Alice Gauthier n’ont que peu à voir avec la réalité, le réel ce n’est pas son propos et ce n’est pas le rôle de son œuvre de nous édifier sur le monde. Pourtant les images que propose Alice Gauthier n’ont rien à voir avec le rêve ou la construction d’un univers imaginaire (...). Ce qui nous intéresse dans ce travail là, si ce n’est ni la réalité, ni le rêve, ce sont les rapports entre une forme et la façon dont celle-ci se construit à l’intérieur même d’une figuration. La matière de la peinture bouillonne et se fige sur le papier contenu dans le dessin qui la dompte. Le dessin est organique, répétitif, il prolifère jusqu’aux limites de la forme. Cette pratique expérimentale de la figuration nous fait entrer dans un monde parallèle et bidimensionnel, qui interroge plus le faire qu’une dialectique complexe. Au spectateur de se débrouiller avec ces images belles et rondes, qui sont comme des instants particuliers, des questions plus que des réponses. Des interrogations aussi légères que subtiles. Vivantes, jamais elles ne se posent, elle restent là, suspendues dans l’air.
Renaud Buénerd
Co-fondateur des Editions du Chemin de Fer